Le Parfum de la Pensée
01::10::2025
Par Caroline Labove
La série À fleur de peau de Volodymyr Yushchenko se déploie dans une lignée à la fois française et tactile — une philosophie sensuelle qui comprend la perception non pas comme vision, mais comme contact. Le titre évoque une sensibilité à la fois émotionnelle et corporelle, une condition d’être touché par le monde. Il rappelle un langage du ressenti profondément enraciné dans la culture française : des poétiques des surfaces languides de Baudelaire à la phénoménologie de la chair du monde de Merleau-Ponty. Dans ce contexte, l’art de Yushchenko n’est pas seulement exposé en France — il dialogue avec l’idée la plus intime que la nation se fait du sentir.
Actuellement présenté au POCTB, à Orléans (du 29 septembre au 11 octobre 2025), l’exposition réunit deux corpus d’œuvres distincts qui forment ensemble une méditation sur la sensualité et la persistance. Les photographies de la série Le Fil — trois grands tirages C-type représentant des étendues lumineuses de cheveux — et les dessins Échos (Trois Portraits), de petits visages féminins pâles logés dans des cadres antiques ornés, partagent un même champ de vibration : la surface sensuelle. Chaque œuvre oscille entre apparition et toucher, intimité et retenue. Le mur qui les accueille — d’un vert profond et historique — unifie ces gestes dans une seule atmosphère sensorielle. Si le noir, dans ses expositions précédentes, représentait la disparition, et le rouge, l’endurance, alors le vert devient le lieu chromatique de la mémoire sensuelle : la teinte de ce qui continue à ressentir.
Cependant, la sensualité de Yushchenko n’est pas un retour au romantisme ; c’est une condition philosophique. Ses œuvres accomplissent ce que Roland Barthes décrivait comme le grain de la voix — cette infime vibration physique à l’intérieur du sens, où le langage redevient chair. Chez Yushchenko, le médium visuel acquiert ce grain. Ses dessins et ses photographies portent la texture du souffle qui les a engendrés, leurs surfaces frémissant du résidu du toucher. Chaque trait de crayon de couleur, chaque filament de lumière, se comporte comme si la peau pensait.
La série Le Fil, avec ses représentations rapprochées et lumineuses de cheveux, transforme ce qui est souvent jugé décoratif en instrument de connaissance. Le cheveu, dans la vision de Yushchenko, n’est ni fétiche ni symbole ; il est le fil entre présence et absence. Par le processus analogique, il traite la surface photographique comme une membrane — non pas une image du corps, mais sa prolongation. La lumière devient un organe du toucher. Ici, l’acte photographique cesse d’être mécanique pour devenir corporel. Photographier, c’est tracer le pouls du monde, participer à sa respiration.
En ce sens, la sensualité de Yushchenko appartient moins à la tradition de la représentation qu’à la lignée phénoménologique du visible comme chair. Dans la pensée de Merleau-Ponty, le visible n’est pas matière inerte mais extension de notre propre tactilité — « une palpation du regard ». Le travail de l’artiste n’est donc pas de représenter, mais d’exposer : laisser le corps du monde enregistrer sa propre tendresse. Chaque image d’À fleur de peau en témoigne — le léger tremblement de la perception, le point où la vision devient intimité.
Sous les photographies, les trois petits portraits Échos reviennent des cycles précédents de Yushchenko, désormais enchâssés dans des cadres dorés qui semblent précéder la modernité elle-même. Leurs visages féminins flottent entre les époques, ni historiques ni contemporains. Cette ambiguïté temporelle est essentielle. Les vieux cadres ne signifient pas la nostalgie ; ils instaurent un dialogue philosophique entre les époques. Ils rappellent un temps où la sensualité était liée à l’éthique — quand la peinture, le parfum et le toucher étaient des modes d’attention morale plutôt que de simple plaisir. Les visages apparaissent comme des reliques de cette raison sensuelle perdue, leur visibilité ténue métaphore de la mémoire elle-même : la sensualité comme ce qui persiste au-delà de sa propre disparition.
Dans la culture française, la sensualité a souvent porté une gravité philosophique qui la distingue de l’érotisme. Des écrits de Luce Irigaray sur le souffle et le langage corporel aux méditations de Jean-Luc Nancy sur le toucher, le sensuel a été réinventé comme lieu de rencontre éthique. Pour Irigaray, respirer avec l’autre, c’est reconnaître son irréductibilité ; pour Nancy, toucher, c’est penser. Les œuvres de Yushchenko semblent incarner cette tendresse intellectuelle. Ses traits de crayon et ses expositions ne sont pas des marques de possession, mais de coexistence. Il dessine et photographie comme on respire : avec rythme, soin et fragilité.
Le mur vert amplifie cette éthique du contact. Dans l’histoire visuelle française, le vert fut la couleur de l’équilibre sensuel — le fond des intérieurs rococo et des draperies de Watteau et Fragonard, où l’intimité s’exprimait par l’atmosphère. Travailler aujourd’hui dans ce registre chromatique, c’est dialoguer avec cette mémoire culturelle. Le vert de Yushchenko n’est pas décoratif ; il est historique et phénoménologique. Il évoque une époque où la sensualité était encore une condition de connaissance, où percevoir signifiait participer à la tactilité du monde. Le mur devient ainsi un organe conceptuel, reliant les portraits anciens aux photographies contemporaines, la sensualité du passé à la fragilité du présent.
À travers ce champ chromatique, Yushchenko redéfinit la technique comme philosophie sensuelle. Son dessin est un geste de patience ; sa photographie, un acte d’écoute. L’un et l’autre rejettent l’accélération, le spectacle et la domination visuelle. Ce faisant, ils prolongent la tradition française de l’attention — ce que Simone Weil appelait « la forme la plus rare et la plus pure de la générosité ». Contempler le travail de Yushchenko, c’est éprouver une telle générosité. Le spectateur est invité non à consommer, mais à demeurer, à laisser la vision ralentir jusqu’à devenir toucher.
Sa pratique poursuit ainsi un dialogue avec la notion française de la délicatesse — l’éthique de la subtilité, le refus de la force. Dans un monde de violence et de saturation numérique, la fragilité de Yushchenko devient un geste moral. Elle propose que le soin est le dernier acte radical encore offert à la vision. Les visages féminins à peine visibles, les cheveux lumineux, le vert doux — tout converge en une poétique de la retenue. Sa sensualité, bien que lumineuse, n’est jamais complaisante ; elle est ascétique dans son dévouement à l’art de bien percevoir.
Là où une grande part de l’art contemporain extériorise l’affect, Yushchenko l’intériorise. Ses œuvres n’expriment pas l’émotion ; elles la maintiennent en suspension, la laissant circuler entre l’objet et le regard. C’est la sensualité comme correspondance, comme Barthes aurait pu l’écrire — « un tissu de citations tirées de la mémoire du corps ». Chaque œuvre porte le fantôme de tendresses antérieures : le souvenir du toucher, la trace du soin, le passé sensuel de l’Europe elle-même.
Dans À fleur de peau, le sensuel devient la condition de la pensée. L’atmosphère verte de l’exposition, son hybridité temporelle, son accent sur le toucher et la fragilité, articulent ensemble une phénoménologie de la tendresse. Yushchenko prolonge cette tradition de la sensualité dans le présent post-guerre et post-numérique, où sentir demeure un acte de résistance. Son art enseigne que la sensualité n’est pas l’excès du plaisir, mais la vérité de la perception — que sentir, c’est déjà endurer.
En ce sens, À fleur de peau est moins une exposition qu’une méditation sur la survie à travers le sentiment. Elle s’inscrit dans la lignée silencieuse de la pensée française où le toucher est une forme de savoir, où la fragilité est l’intelligence du corps, et où l’attention devient éthique. Rencontrer le travail de Yushchenko, c’est découvrir que la tendresse n’est pas ce qui sauve l’art de l’histoire, mais ce qui lui permet d’y demeurer — encore vivant, encore chaud, à la surface de la peau.
Exposition : À fleur de peau, POCTB, 5 Rue des Grands Champs, Orléans, France
Dates : 29 septembre – 11 octobre
Site web : poctb.fr
Artiste : Volodymyr Yushchenko (né en 1987, Ukraine) — formé dans la tradition académique classique ; basé au Royaume-Uni.
Distinctions récentes : Prix Superioritas (Prix spécial, Italie, 2025) ; Prix Neatechni (Meilleur projet d’art visuel, Chypre, 2024).
Vue de l’exposition —
À fleur de peau
Le Fil (2025)
Tirage C-type
120 × 80 cm.
a reçu son doctorat de l'Université d'Arte à Léon. Ses recherches portent sur Abel Detienne, historien de l'art, muséologue et directeur de la Pinacothèque de Paris ; plus récemment, elle a publié le livre Sans utopie il n'y a pas de réalité. Écrits sur le musée 1962-1981, d'après sa thèse de doctorat. Elle est actuellement conservatrice du Musée des Beaux-Arts de Lyon, et collabore aux projets de recherche de la Pinacothèque de Parisl. Elle coordonne également une équipe de travail sur la muséologie contemporaine pour l'ICOM – France.